Saïd Bouamama
Cet article est paru dans la revue des possibles de l’association « attac », n° 35, printemps 2023
L’essence du néo-colonialisme, c’est que l’État qui y est assujetti est théoriquement indépendant, possède tous les insignes de la souveraineté sur le plan international. Mais en réalité son économie, et par conséquent sa politique, sont manipulées de l’extérieur.
Kwame Nkrumah, Le néocolonialisme. Dernier stade de l’impérialisme[1]
La Méditerranée se transformant en cimetière géant depuis plusieurs années, un Sahel endeuillé quotidiennement par les violences dites « djihadistes », des manifestations populaires pour le départ des troupes françaises de cette même région touchant désormais toute l’Afrique de l’Ouest, une croissance de nombreux pays africains ne s’accompagnant ni d’un développement ni d’une baisse de la pauvreté, etc., autant de faits qui sont incompréhensibles si on ne les relie pas aux rapports économiques qui régulent les liens entre les pays dominant l’économie mondiale et les pays dominés par elle. Ne pas prendre en compte ces rapports économiques (et leurs suites logiques, conséquences et facteurs de reproduction, à savoir les rapports politiques, culturelles, etc.) conduit à la situation actuelle d’une « gauche » globalement muette sur les pratiques prédatrices des classes dominantes européennes, d’une « gauche » marquée par un angle mort à propos de l’anti-impérialisme. Sortir de cet angle mort suppose de saisir les invariants et les mutations entre le colonialisme comme système et ce qui est appelé par Nkrumah « néocolonialisme » dans la citation mise en exergue (section1), de mesurer l’ampleur des effets de ce néocolonialisme sur les conditions d’existence des peuples néo- colonisés (section 2), de prendre la mesure également de la séquence actuelle dite de « mondialisation » (section 3) et enfin de relier des questions volontairement séparées par le discours dominant, entre mondialisation et politique migratoire ou entre crise dite « djihadiste » et mondialisation par exemple (section 4).

- Du colonialisme au néocolonialisme
Il existe de multiples définitions du colonialisme. Certaines se centrent sur l’invasion et l’occupation militaire, d’autres sur les idéologies justificatrices, d’autres encore sur les formes diverses qu’il a pris selon les colonisateurs et les séquences historiques (de peuplement, d’exploitation économique, etc.), d’autres enfin sur les motivations diverses qui ont accompagné son imposition (règlement de la question sociale par l’exportation dans les colonies des pauvres européens, préoccupation géostratégique face aux concurrents, etc.). Ces définitions ne sont pas erronées mais restent partielles. Elles ne permettent pas d’éclairer le rôle et la fonction qu’a joué le colonialisme et que joue aujourd’hui le néocolonialisme dans la construction des sociétés européennes d’une part et dans l’organisation polarisée du monde jusqu’à aujourd’hui d’autre part. Ce qui caractérise, selon nous, le colonialisme c’est qu’il est d’abord constitué par l’extension à l’ensemble de la planète du mode de production capitaliste. C’est cette extension qui a permis la réunion des conditions du passage du capitalisme commercial au capitalisme industriel, la réunion des richesses nécessaires à ce bond qualitatif[2]. C’est le pillage des civilisations indigènes des Amériques puis l’esclavage qui ont réuni ces conditions. Il n’y a donc pas eu capitalisme industriel puis colonialisme, mais développement simultané et en interaction de l’un et de l’autre.
Si nous apportons ces précisions, c’est qu’elles sont essentielles pour saisir les conséquences « ici et là-bas » de l’imposition du colonialisme. Pour qu’il puisse jouer cette fonction de développement économique « ici », il a fallu mettre en dépendance totale les économies de « là-bas », les contraindre à l’extraversion, les faire fonctionner pour satisfaire les besoins des économies « d’ici ». Avec le colonialisme, le monde est désormais unifié mais non homogénéisé[3]. Le capitalisme qui s’impose « là- bas » est dépendant du capitalisme qui se développe « ici ». Le premier est au service du second. Le développement économique, l’amélioration de la condition ouvrière, les progrès des sciences et techniques à un pôle sont rendus possibles par une croissance sans développement, une surexploitation sans limite, une pauvreté endémique à un autre. C’est pourquoi le colonialisme doit, selon nous, se définir, comme étant d’abord un processus de mises en dépendance faisant fonctionner une économie au service d’une autre[4].
Un double facteur va faire émerger historiquement la nécessité d’une mutation de ce système de domination. Le premier est constitué de la monopolisation grandissante dans les économies « d’ici » exigeant un élargissement des lieux d’approvisionnement en matières premières et en force de travail et l’accès à un marché plus vaste. Cet élargissement est contradictoire avec le vieux pacte colonial réservant les matières premières et le marché d’un territoire à la puissance qui l’occupe[5]. Le second est tout simplement la révolte des colonisés qui, si elle n’a jamais cessé, a trouvé néanmoins dans les mutations des rapports de forces consécutives à la Seconde guerre mondiale, un contexte plus favorable à sa massification et à sa radicalisation. Les indépendances ont en été le résultat.
2. Néocolonialisme et maintien de la dépendance
La décennie 1950 est celle de la radicalisation des luttes pour l’indépendance en Afrique. Les guerres de libération armées qui éclatent en Algérie, au Cameroun et au Kenya font craindre une généralisation à l’ensemble des colonies et une radicalisation des projets de rupture avec le colonialisme. Ce dernier s’adaptera en mutant en colonialisme indirect ou néocolonialisme. Les indépendances sont corsetées par un double mécanisme. Le premier est constitué du caractère inégal du marché mondial assignant les économies africaines à des monoproductions tournées vers l’exportation. Le second par toute une série d’accords (économiques, monétaires, politiques, culturels, militaires, etc.) reproduisant un fonctionnement « là-bas » selon les besoins des économies « d’ici ».
Bien entendu les tentatives de sortir de ce carcan n’ont pas manqué. Les pays membres du groupe dit de « Casablanca » dénoncent ainsi le néocolonialisme dans la décennie 1960 et tentent de s’en libérer par des politiques de recentrage sur le marché national, de réforme agraire, d’industrialisation, etc. Le Ghana, l’Algérie, le Mali, la Guinée, etc., tentent tous des expériences différentes mais convergentes de sortie de l’économie extravertie. Ils feront l’objet de déstabilisations économiques comme en Guinée ou en Algérie, de coups d’État comme au Ghana ou au Mali.
Pour qu’une telle transition ait lieu, les pays colonisateurs ont dû momentanément faire des concessions politiques (indépendances formelles) et économiques (une redistribution de la valeur entre anciennes puissances coloniales et anciens pays colonisés moins inégale que sous la colonisation directe). Ces concessions étaient incontournables au regard de l’ampleur des attentes et des espoirs investis dans les indépendances par les peuples. Pour ces derniers, l’indépendance prenait la signification de l’accès à la terre, à l’école, à l’alimentation, etc. Même les gouvernements les plus timorés et les plus dépendants des anciennes puissances coloniales sont contraints de mettre en œuvre des politiques de scolarisation, de redistributions sociales, d’accès aux soins, etc., qui font des deux premières décennies des indépendances des périodes d’amélioration des conditions de vie des masses populaires. Il est essentiel de rappeler ces faits à un moment où se déploie un discours nihiliste et afro-pessimiste comparant la situation actuelle à celle de l’époque coloniale. Dénonçant ces discours révisionnistes, Samir Amin rappelait à juste titre l’exemple suivant :
« En 1960, au Congo belge, il y avait neuf – pas dix ! – Congolais à peau noire qui avaient fait des études supérieures, six religieux et trois civils – je n’ai jamais su, ou j’ai oublié, s’ils étaient deux médecins et un avocat ou deux avocats et un médecin. Après trente ans d’un des plus odieux régimes de l’Afrique et du monde, celui de Mobutu, aujourd’hui, il n’y en a pas neuf, mais trois millions. Donc le pire régime a fait des milliers de fois mieux que la belle colonisation. Ceux qui ont mon âge et qui ont connu des parties du tiers-monde de l’époque de mon enfance savent que ça n’a plus rien à voir avec aujourd’hui. Et ce qui existe aujourd’hui, les peuples du Sud ont dû le conquérir, on ne le leur a pas donné, rien n’a été donné[6]. »
Ces progrès se déployaient cependant sur la base d’un marché mondial resté fondamentalement inégal et d’une répartition internationale du travail assignant les nouveaux pays indépendants à des productions de matières premières non transformées. C’est cette base qui permettra l’offensive dite « néolibérale » qui débouchera sur la « mondialisation », dont l’outil premier fut constitué par les plans d’ajustement structurel du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale. La disparition de l’URSS et avec elle de l’ensemble des équilibres issus de la Seconde guerre mondiale accéléra le mouvement. Le temps des concessions était terminé et le système de prédation néocoloniale pouvait prendre toute son ampleur.
3. Les effets du néocolonialisme à l’ère de la mondialisation
La mondialisation capitaliste signifie pour les pays néo-colonisés une véritable descente aux enfers. Si elle se traduit dans certains pays par une hausse des taux de croissance et du PNB du fait de la délocalisation des entreprises vers les bassins de main-d’œuvre bon marché, elle se concrétise également par une chute des conditions matérielles d’existence, un accès à la santé et à l’enseignement en régression massive par rapport à la période précédente, une fragilisation forte de la petite paysannerie familiale se traduisant par un exode rural massif et une urbanisation incontrôlée, un exode des « cerveaux » vers les pays du centre, etc. Il n’est pas inutile de rappeler les deux séquences principales de ce film qui se déploie depuis les années 1980.
La première séquence est celle d’un encouragement à l’endettement par les anciennes puissances coloniales d’une part et par les institutions financières internationales pendant les décennies 1960 et 1970. L’accès aux prêts est encouragé et la dette est véritablement promue. Les lubies les plus farfelues de certains chefs d’État sont financées par la dette internationale. Les projets industriels les plus irrationnels également. Si certains pays tentent d’utiliser cet endettement à des fins de développements réels, d’autres au contraire sombrent dans des taux d’endettement faramineux sans aucun effet économique réel.
La seconde séquence sera celle des plans d’ajustement structurel imposés pour accéder aux prêts internationaux. Le discours et les pratiques de toutes les institutions financières (celle de l’Union Européenne, du FMI, de la Banque mondiale, etc.) vont converger pour conditionner désormais ces prêts à des conditionnalités politiques et économiques. Celles-ci sont entièrement centrées sur le principe libéral du retrait de l’État : privatisations, fin du soutien étatique aux prix des produits de première nécessité et, plus généralement, baisse des budgets sociaux, baisse des dépenses de l’État, démantèlement et privatisation des services publics, fin du monopole d’État sur le commerce extérieur, etc., telles sont les conditionnalités qu’ont imposées les 241 programmes d’ajustement pilotés par la Banque mondiale et le FMI auxquels il faut ajouter les mesures du même type imposées dans le cadre des accords bilatéraux ou des accords avec l’Union européenne. Dans cette logique néolibérale, le rôle de l’État est réduit à celui de garant du cadre juridique permettant le bon fonctionnement des lois du marché. Un tel État est incapable de mener à bien une construction nationale.
Un double effet se produira progressivement au cours des décennies suivantes. Le premier est l’installation d’une paupérisation grandissante inégalement répartie socialement et territorialement. La baisse des dépenses d’État ne se réalise pas de manière homogène, avec comme conséquence une hausse des inégalités entre villes et campagnes et entre les différentes régions. Les programmes d’ajustement imposent de surcroît une concentration des dépenses publiques sur un ou quelques secteurs d’exportation. Chacune des nations tend ainsi à se scinder en une « zone utile » et une « zone inutile ». La fracture territoriale antérieure s’aggrave, laissant parfois certaines régions dans un quasi-abandon sur laquelle fleuriront des métastases « ethniques », « djihadistes », « tribales », etc. Loin d’être une caractéristique en essence de ces peuples, ces métastases sont le résultat logique de la destruction des logiques nationales par le néolibéralisme sans limite. L’économiste camerounais Bernard Founou-Tchuigoua décrit comme suit cette destruction et ses effets politiques et sociaux :
« Une construction nationale ne peut être purement idéologique. Elle se doit aussi de posséder des bases matérielles. Le progrès social en fait nécessairement partie. Si un mécanisme de régression sociale s’installe durablement, et donne à la population l’impression qu’elle ne pourra pas s’en sortir, c’est le désastre. C’est ce qui se produit avec le débridage de la logique de marché, par le biais des programmes d’ajustement structurel. Imposés de l’extérieur […]. Ces programmes ont donc signifié la remise en cause du projet de construction nationale. […] La désaffection populaire pour l’État-nation tel qu’existant encore ouvre alors la porte aux revendications ayant pour objectif non plus la cohésion nationale mais une communauté ethnique, religieuse ou linguistique… »[7]
Le second effet est un bouleversement de l’ensemble des structures sociales. Les traits principaux de ce bouleversement sont désormais documentés par la recherche. Sans être exhaustif, rappelons-en quelques-uns. Le premier est celui d’une prolétarisation conséquente. La mondialisation capitaliste et ses délocalisations ont transféré une part non négligeable de la classe ouvrière des centres dominants vers les périphéries dominées : en 1950, la part des ouvriers de l’industrie travaillant dans un pays de la périphérie dominée était de 34 %. Cette part est de 53 % en 1980 et de 79 % en 2010 (soit en chiffres absolus, 541 millions d’ouvriers contre 145 millions dans les pays du centre). Le transfert de main-d’œuvre est encore plus important si on centre l’analyse sur le travail de manufacture : « 83 % de la main-d’œuvre de manufacture dans le monde vit et travaille dans les pays du Sud » résume l’économiste John Smith. Et cette hausse de la part des pays de la périphérie s’est déployée sur fond d’une hausse importante de la « main-d’œuvre mondiale effective » entre 1980 et 2006 selon les propres chiffres du FMI. Celle-ci est passée de 1,9 milliard en 1980 à 3,1 milliards en 2006. La recherche de gain sur le coût de la main-d’œuvre étant le moteur des délocalisations, les conditions de salaire et de travail de ces nouveaux prolétaires sont généralement calamiteuses. La baisse des capacités d’intervention étatique, les réformes libérales du droit du travail, la rapidité du processus d’exode rural, etc., qui sont des effets logiques des programmes d’ajustement se traduisent par une condition ouvrière désastreuse.
Le second trait est la destruction encore plus massive de l’emploi agricole. L’ouverture des marchés et la libéralisation du commerce extérieur imposées par les plans d’ajustement structurel ont ainsi fait chuter la part de l’emploi agricole dans la population active des pays périphériques de 73 % en 1960 à 48 % en 2007[8]. Il en découle une accélération de l’exode rural et l’entassement d’une masse grandissante de chômeurs à la périphérie des grandes agglomérations. Ces emplois agricoles perdus proviennent essentiellement de l’agriculture familiale, la libéralisation du commerce extérieur l’ayant mise en concurrence avec les grands groupes de l’agro-alimentaire des pays dominants.
Le troisième trait est ce qui est communément appelé la « fuite des cerveaux » c’est-à-dire en fait l’importation par les centres dominants de la main- d’œuvre qualifiée dont la formation a été financée par les budgets nationaux des pays de la périphérie dominée. Une des conditionnalités imposées par les PAS est, en effet, la privatisation des services publics qui sont depuis les indépendances le principal employeur de la main-d’œuvre qualifiée. Les chercheurs, enseignants, techniciens, médecins, etc., des pays périphériques sont ainsi rapidement jetés dans la précarité. Ils emprunteront nombreux les chemins de l’émigration qui jusque-là ne concernait essentiellement que la force de travail peu qualifiée. Les chiffres sont parlants comme en témoigne une étude de 2013 portant sur la « fuite des médecins africains » vers les États-Unis : « La fuite des médecins de l’Afrique subsaharienne vers les États-Unis a démarré pour de bon au milieu des années 1980 et s’est accélérée dans les années 1990 au cours des années d’application des programmes d’ajustement structurel imposés par […] le FMI et la Banque mondiale[9]. » Les médecins algériens ou moyen-orientaux dans les hôpitaux français témoignent du même processus en Europe.
La taille de cet article ne permet pas de décrire exhaustivement tous les traits du bouleversement des structures sociales des pays de la périphérie dominés par une mondialisation qui signifie de fait la disparition de toutes les entraves au néocolonialisme. Les trois mentionnées ci-dessus suffisent cependant à en faire approcher l’ampleur et le caractère durable des effets à court terme et à long terme, dans les domaines économiques mais aussi politiques, culturels, de cohésion sociale et territoriale, etc.
4. Les effets du néocolonialisme mondialisé dans les centres dominants
Comme dans tout système, les différentes parties finissent progressivement par se mettre en cohérence. Progressivement les politiques migratoires des pays des centres dominants furent transformées pour les adapter au néocolonialisme mondialisé. Les possibilités légales d’émigration furent ainsi quasiment réduites au regroupement familial suscitant ainsi un volant de main-d’œuvre sans papiers contrainte d’accepter une surexploitation. Les secteurs et activités non délocalisables comme le BTP, l’aide aux personnes ou la restauration purent ainsi bénéficier d’une main- d’œuvre à un coût record comparable aux coûts dont bénéficiaient les entreprises délocalisées. L’accompagnement idéologique sous la forme des discours sur « l’explosion démographique africain », sur le danger d’une « ruée migratoire » ou d’un « grand remplacement », fut diffusé à grande échelle afin d’éteindre les indignations possibles devant le cynisme de la nouvelle politique migratoire. Il a en outre l’avantage de légitimer la militarisation du contrôle des candidats-réfugiés aboutissant à faire de la Méditerranée un cimetière permanent à ciel ouvert. Un autre visage des damnés de la terre aujourd’hui est cette figure des damnés de la mer.
L’invention de la carte de séjour « talent » et la thématique de « l’immigration choisie » est un autre exemple de cette banalisation du cynisme dans la politique migratoire. Elles viennent à point pour justifier le « pillage des cerveaux » que nous avons évoqué plus haut. Cette force de travail qualifiée qui n’a rien coûté aux centres dominants peut compenser le manque d’effectifs dans les services publics produit par les politiques austéritaires depuis plusieurs décennies. La crise du COVID a par exemple mis en exergue que les services des urgences étaient, pour une partie importante, dépendants de cette main-d’œuvre étrangère. Bien sûr, celle-ci est recrutée comme contractuelle c’est- à-dire avec des conditions de salaires, de temps et de condition de travail moindres. Ici aussi, le néocolonialisme a des conséquences en termes de régressions sociales.
Le capitalisme qui apparaît en Europe ne peut fonctionner qu’en s’étendant. Ce faisant, il a, par la violence de l’esclavage et de la colonisation, unifié le monde sans pour autant l’homogénéiser. La structuration du monde en centres dominants faisant fonctionner à leur profit des économies périphériques est un résultat inévitable de ce capitalisme. C’est pourquoi le colonialisme peut se définir comme étant la mise en dépendance du reste du monde. Contraint par les luttes des peuples colonisés à se transformer, il change de visage et mute en néocolonialisme. La dépendance est tout aussi importante mais se déroule sous de nouveaux oripeaux. Cette mutation contrainte se traduit dans un premier temps par une amélioration réelle des conditions d’existence des peuples colonisés en attente de terre, d’emplois, d’accès à la santé et à l’éducation, etc. Le changement de rapport de force mondial qui se déploie à partir des décennies 1980 et 1990 est l’occasion de revenir à la logique de dépendance « pure », c’est-à-dire débarrassée des concessions faites sur la base du rapport des forces de la séquence historique antérieure. Sans surprise, reviennent avec cette dépendance « pure » tous les maux de dépendance, à savoir paupérisation, précarisation, baisse des conditions d’existence, ruine de l’agriculture familiale, exode rural massif, bidonvilles, etc. C’est ce système que nous proposons d’appeler le néocolonialisme mondialisé du fait de son lien avec la mondialisation capitaliste. Mais cette mondialisation a également fait apparaître de nouvelles puissances économiques comme les BRICS permettant pour les néo-colonies d’élargir leurs champs des possibles en matière de partenariat économique. Le néocolonialisme est ainsi confronté aux contradictions de sa propre mondialisation. C’est ce que démontrent les difficultés françaises en Centrafrique, au Burkina Faso ou au Mali. Mais cela est déjà une autre histoire, une histoire en voie d’écriture.
Saïd Bouamama est sociologue et militant du Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP).
[1] Kwame Nkrumah, Le néocolonialisme. Dernier stade de l’impérialisme, Paris, Présence Africaine (1965), 1973, p. 9.
[2] Voir sur cet aspect l’incontournable Éric Williams, Capitalisme été esclavage, Paris, Présence Africaine, 1968.
[3] Voir sur cet aspect : Samir Amin, Le développement inégal. Essai sur les formations sociales du capitalisme périphériques, Paris, Minuit, 1973
[4] Pour une analyse plus détaillée de ce processus historique nous renvoyons à notre ouvrage : Saïd Bouamama, Des classes dangereuses à l’ennemi de l’intérieur. Capitalisme, Immigration, racisme, Paris, Syllepse, 2021.
[5] Voir sur cet aspect : Mehdi Ben Barka, Option révolutionnaire au Maroc. Écrits politiques 1957-1965, Paris, Syllepse, 1999, p. 229-230.
[6] Samir Amin, « La dernière grande leçon de Samir Amin », entretien, Le Grand Continent, 13 août 2018, consultable sur le site legrandcontinent.eu.
[7] Bernard Founou Tchuigoua, « L’échec de l’ajustement en Afrique », Alternatives Sud, n° 2, 1994, p. 7
[8] Bureau international du travail, Indicateurs clés du marché du travail, Genève, 2007, chapitre 4.
[9] Akhenaten Benjamin, Caglar Ozden, et Sten Vermund, Physician Emigration from Sub-Saharan Africa to the United States, PLOS Medicine, volume 10, n° 12, 2013, p. 16
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