Dépassionner sans désincarner. Les conditions du dépassement du trauma colonial

Ce texte a été publié dans le numéro 138 de la revue Ecarts d’identité paru au premier semestre 2022

Dans un ouvrage publié en 2003 nous insistions sur la nécessité de « dépassionner sans désincarner » les débats sur la colonisation en général et sur la guerre d’Algérie en particulier[i]. Vingt ans après ce nécessaire travail [sans lequel le trauma colonial tend à se reproduire et dans certaines circonstances à s’exacerber] reste encore à accomplir.  Le silence sur un trauma collectif [et donc aussi individuel] ou son euphémisation ne le font pas disparaître. Les appels à l’oubli et à « se tourner vers l’avenir » ne sont que des incantations vaines si ne sont pas réunies les conditions politiques du dépassement. Prendre au sérieux ces conditions suppose beaucoup plus que la logique, encore trop souvent dominante, des « torts partagés » et/ou des « mémoires contradictoires et/ou juxtaposées ». Cette prise de mesure des conditions politiques d’un dépassement nécessite, selon nous, de caractériser la séquence coloniale algérienne d’une part, de saisir ses effets et impacts sur les trajectoires personnelles sur la longue durée d’autre part et d’interroger les facteurs de reproduction du trauma hérité pour une troisième part.

Qualifier le réel

Abdelmalek Sayad qualifiait l’immigration algérienne d’exemplaire en raison du caractère « exemplaire » de la colonisation de l’Algérie qu’il décrivait comme suit : « colonisation totale, systématique, intensive, colonisation de peuplement, colonisation des biens et des richesses, du sol et sous-sol, colonisation des hommes (corps et âmes), surtout colonisation précoce ne pouvant qu’entraîner des effets majeurs […][ii]. » En soulignant le caractère « exemplaire » de l’immigration algérienne, il vise à mettre en exergue le caractère « d’idéal-type » de la colonisation de l’Algérie et de l’immigration qui en découle en tant que rapport de domination. L’immigration algérienne réunit, en les poussant à l’extrême, les traits et les processus en œuvre pour toute colonisation et toute immigration [du moins celles enclenchées par une colonisation] à des degrés moindres et moins exacerbés. La focalisation sur les horreurs de la guerre d’Algérie depuis quelques décennies a eu paradoxalement pour effet en France de voiler pour le mieux et d’occulter pour le pire l’ampleur des violences de la conquête puis de la colonisation. Or c’est cette ampleur qui est constitutif du trauma collectif continué par les violences de la période 1954-1962. Pour ne citer qu’un chiffre, citons l’évaluation du démographe Kamel Kateb : « La surmortalité, du fait de la guerre de conquête et des opérations de pacification, pourrait alors être estimée à 825 000 morts, pendant les quarante-cinq premières années de la colonisation (1830-1875)[iii]. » Il convient souligne l’auteur d’ajouter à ces chiffres ceux de « l’émigration consécutive à la conquête » et « la mortalité provoquée par les famines et les épidémies ». Ces quelques chiffres sont, bien entendu, à rapprocher des évaluations de la population algérienne en 1830 qui varient rappelle l’auteur de 1 à 3 millions. La base matérielle du trauma collectif est indiscutable : entre un quart et un tiers de la population. Les violences du reste de la période coloniale, celle décuplées de la guerre d’Algérie, les déplacements massifs et déracinement de population des dernières années de celle-ci, etc., ne font que continuer ce trauma initial.

Mais la colonisation de l’Algérie n’a pas fait que bousculer les indigènes, elle a eu un impact tout aussi important [quoique bien entendu différent] non seulement sur les colons mais sur la société colonisatrice elle-même. Frantz Fanon comme Aimé Césaire, ont à plusieurs reprises insistées, sur cette transformation de la société colonisatrice. Les mécanismes de reproduction à l’œuvre sont nombreux à agir pour maintenir ce passé dans l’expérience concrète des héritiers de l’immigration algérienne. Les représentations infériorisantes et essentialiste de l’indigène nécessaire à la légitimation de l’ordre colonial tendent à se reproduire pour leurs enfants devenus français, les places sociales qui leurs sont liées tendent à se reproduire également sous la forme de discriminations d’autant plus violentes qu’elles sont inconscientes, l’image de l’islam et des musulmans restent imprégnée par celle véhiculée par le discours colonial, les pratiques administratives [le contrôle au faciès par exemple ou plus globalement le traitement d’exception] issues de l’expérience coloniale perdurent en partie pour les français issus de celle-ci, etc. Bref les inégalités du présent sont à la fois en lien avec celles du passé et ravivent un trauma collectif d’autant plus puissant qu’il est silencié.

Un silence assourdissant

Ce n’est, bien entendu pas, par goût de mettre en concurrence les victimes ou par injonction de repentance que nous rappelons ces données mais parce qu’elles sont incontournables pour saisir l’impact durable sur l’ensemble du corps social algérien, sur l’ensemble des héritiers de l’immigration algérienne et dans chacune des trajectoires familiales. Le silence a été en effet massif pour des raisons différentes selon les acteurs. Les parents des héritiers de l’immigration algérienne, qu’ils aient été engagés pour l’indépendance ou non, qu’ils aient été « harkis » ou « nationalistes » se sont tus ou n’ont parlés de la colonisation en général et de la guerre d’Algérie en particulier que de manière parcellaire en opposition avec le caractère total de leur expérience coloniale. La volonté de ne pas faire entrave à la réussite des enfants est l’explication que nous avons le plus fréquemment rencontrée lors de nos nombreuses enquêtes auprès de ces parents. « L’idée que les « souffrances » de cette période et les   rancœurs accumulées pouvaient avoir des conséquences sur les enfants a amené de nombreux parents à se taire[iv] » écrivions-nous il y a déjà vingt ans. A cela s’ajoute, bien entendu, la difficulté constatée dans d’autres expériences traumatiques, de simplement émettre une parole sur celle-ci. 

Du côté des parents dits « harkis » [catégorie amalgamant des situations extrêmement diverses] le silence s’origine également de la difficulté à donner une explication rationnelle à des choix qui n’ont généralement pas été maîtrisés. On ne rappellera jamais assez que la guerre d’Algérie a été une guerre totale, au sens où elle a impliqué l’ensemble de la population algérienne [et une partie essentielle de la population française]. Les familles, les confréries, les communautés villageoises ont été forcées de choisir en raison de la violence et de l’urgence des évènements. Dans ces conditions il est difficile de maîtriser tous les éléments d’un choix rationnel et conscient. Les familles se sont divisées selon les engagements, des frères se sont retrouvés dans des camps opposés sans que cela soit toujours pour des raisons politiques. Alors que dire aux enfants d’une décision que l’on n’a pas maîtrisée ou pas entièrement ? « Qu’est ce tu veux que je te raconte ? je ne sais pas moi-même ce qui s’est passé alors que veux-tu que je te raconte ? » répondait un père dit « harki » à son fils lors d’une interview croisée pour le livre suscité.

Le silence a été encore plus assourdissant au sein du reste de la société française, des décideurs politiques aux enseignants en passant par les médias et par l’ensemble des institutions. La crainte de voir se rouvrir des blessures tout juste cicatrisées, la peur de voir renaître des divisions du passé, la volonté d’occulter les pages les plus noires de la période coloniale, la culpabilité diffuse, la nostalgie d’empire, etc., tous ces facteurs se sont cumulés pour imposer un silence social, politique, médiatique et pédagogique.  Un des effets notables de ce silence massif de la société française est de faire reposer sur les épaules individuelles la responsabilité du bilan. Pour de nombreuses personnes ayant été entraînés par contrainte dans cette sale guerre, l’impossibilité d’articuler leur bilan personnel à un bilan plus global collectif et à une parole publique est productrice d’un sentiment plus ou moins fort de culpabilité.

Adolescent dans le milieu des années 70, mes petits camarades et moi, avions appris à jouer de cette culpabilité. Dans l’insouciance adolescente nous la mettions à profit pour nous faire payer des boissons. Nous savions qu’en nous installant dans un café quelconque, nous serions interpellés par un client avec toujours cette même question : « Vous êtes d’où en Algérie ? ».  La conversation engagée était l’occasion pour le client de parler de la beauté de l’Algérie, de la connerie de la guerre, du caractère contraint de sa participation à celle-ci, etc. Bien sûr dans d’autres occasions se sont des paroles de haines que nous avons croisées ou des regards fuyants. Dans les deux cas cependant l’absence de discours politique public laissait chacun de nos interlocuteurs seul face au bilan d’une colonisation et d’une guerre sur lesquelles le citoyen quelconque de ces époques avait peu de prise. Le besoin d’en parler avec des inconnus soulignait le poids pesant du silence collectif.  

Le retour brusque du refoulé

Bien sûr adolescents nous savions quelque chose de la colonisation et de la guerre. Le silence n’avait pas été total et des bribes de l’expérience douloureuse des parents avait filtrées. Il ne s’agissait cependant que de bribes incapables de nous préparer à la découverte des horreurs de la colonisation et de la guerre. Chaque héritier de l’immigration algérienne a découvert de manière individuelle cette réalité, de manière plus ou moins brusque, plus ou moins violente. En ce qui me concerne c’est la réaction passionnée mais courte de mon père devant un auto-collant apposé sur mon cahier de texte pendant la campagne des présidentielles de 1974 qui marque un tournant. Comme tous les héritiers de l’immigration de mon âge du quartier, notre sympathie allait au candidat Mitterrand que nous estimions antiraciste et défendant les pauvres. A l’opposé se situait Le Pen qui était perçu comme l’incarnation du racisme. Quelle fut donc ma surprise en voyant mon père exiger que je retire l’auto-collant « d’un assassin et d’un tortionnaire » avant de retourner à son silence. Ce n’est que par des lectures à la bibliothèque municipale que j’ai pu donner un sens à la réaction de mon père. De manière plus ou moins précoce, plus ou moins accompagnée, plus ou moins préparée, chaque héritier de l’immigration algérienne a été confronté à cette irruption brusque d’une histoire refoulée.

Sur un plan collectif c’est l’arrivée sur le marché des biens rares (logements, emplois, loisirs, etc.) qui fait prendre conscience à toute une génération qu’elle n’est pas perçue comme française entièrement. La perception des discriminations et en premier lieu de la discrimination face au contrôle policier ancre progressivement une conscience de subir un traitement d’exception. Il en naîtra la marche pour l’égalité et contre le racisme en 1983 qui marque ainsi l’arrivée à l’âge adulte de la première génération française héritière de l’immigration algérienne. Ces immigrés rappelant une histoire largement refoulée, que l’on croyait destinés à rentrer ont fait souche et ont engendrés des enfants qui exigent d’être traités à égalité des autres citoyens. Dans les débats multiples qui accompagnent la marche pour l’égalité et ceux des années suivantes la quête d’une explication sur l’origine du racisme et des discriminations dans la société française amène logiquement à croiser la question coloniale. La génération d’après a besoin pour se construire de rompre le silence prédominant jusque-là.

Cette rupture du silence collectif entre cependant en contradiction avec le modèle assimilationniste prédominant dans la société française. Au même moment en effet les « beurs » sont à la mode comme symbole vivant de l’assimilation. Ils sont médiatiquement mis en scène comme étant en rupture avec leurs parents, comme n’étant plus des « arabes ». Au moment où ils redécouvrent leurs propres parents [l’expérience coloniale que ceux-ci ont subis, les engagements qui ont été les leurs, le courage du combat nationaliste en pleine métropole, etc.], ils sont soumis à une injonction diffuse de distanciation. Sayad résume admirablement ce qu’il appelle une tentative de « chirurgie sociale » en évoquant le discours dominant sur les « beurs » :

Le « fossé entre les générations » n’est pas simplement l’effet différentiel, comme cela arrive ordinairement entre deux générations séparées dans le temps et séparées par des systèmes d’intérêts qui, tout en n’étant pas totalement identiques, ne divergent pas fondamentalement ; il est ici d’une autre nature, on le veut et on le fait d’une autre nature. Il est le fait d’un changement social qui résulterait d’une véritable opération de chirurgie sociale et d’une expérience de laboratoire. Aussi comprend-on l’intérêt objectif – intérêt qui s’ignore comme tel – qu’on a à distendre au maximum la relation entre, d’une part, des parents immigrés (…), et, d’autre part, les “enfants de parents immigrés” qui seraient alors, selon une représentation commode, sans passé, sans mémoire, sans histoire (…), et par là même vierges de tout, facilement modelables, acquis d’avance à toutes les entreprises assimilationnistes (…) mues par une espèce de “chauvinisme de l’universel[v]

∞ ∞ ∞

La colonisation de l’Algérie a profondément modifié et marqué tant la société algérienne que la société française. Si les travaux sur l’impact de la colonisation sur l’Algérie et son peuple commencent à être conséquents, ceux sur l’impact sur la France et son peuple restent plus que parcellaires. Elle est pourtant productrice d’un trauma collectif reproduit par le silence de l’ensemble des acteurs de l’hexagone ayant vécus cette séquence historique ou en ayant hérités. Le besoin de combler cette lacune et de briser le silence ne renvoie pas à une fascination morbide ou à une exigence moralisante de repentance. Il est au contraire une condition de possibilité de dépassement collectif d’une séquence traumatisante d’une part et de décolonisation cette fois-ci non plus de l’Algérie mais de l’hexagone d’autre part. Faute de ce travail les fantômes du passé continueront à hanter le présent et à le façonner pour la longue durée.

Saïd Bouamama


[i] Saïd Bouamama, Les héritiers involontaires de la guerre d’Algérie, Editions du CREOPS, Manosque, 2003.

[ii] Abdelmalek Sayad, Une immigration exemplaire, in La Double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Seuil, Paris, 1999, p. 103.

[iii] Kamel Kateb, Européens, « indigènes » et juifs en Algérie (1830-1962) : représentations et réalités des populations, INED/PUF, Paris, 2001, p. 47.

[iv] Saïd Bouamama, Les héritiers involontaires de la guerre d’Algérie, op. cit., p. 39.

[v] Abdelmalek Sayad, Le mode de génération des générations immigrées, Migrants-formation, n° 98, septembre 1994, p. 14.

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